Alep, le 8 février 2023. Deux jours après le tremblement de terre

Je suis ici pour vivre avec vous

Après avoir passé trente ans en Russie, Jean-François Thiry est allé vivre à Alep, en Syrie. Un voyage dans des lieux où le mot « paix » semble imprononçable. Dans Tracce de Decembre
Anna Leonardi

Depuis la Sibérie hostile jusqu’à la Syrie douloureuse avec, au milieu, une trêve de trente ans à Moscou. Synthèse plutôt sommaire pour condenser un voyage aussi imprévisible que celui de Jean-François Thiry, né dans un paisible village de Belgique, il y a 57 ans et aujourd’hui parachuté à Alep, en Syrie où le conflit, commencé en 2011, ne semble avoir pris fin que pour les media. « Ici, presque chaque soir, nous entendons les bombardements de l’aéroport proche ou des zones encore contrôlées par les rebelles. La ville est régulièrement survolée par les drones et montre ses blessures de guerre ainsi que celles causées par le tremblement de terre de février dernier », raconte Jean-François, venu dans ce pays pour coordonner les projets de Pro Terra Sancta, l’association qui soutient les œuvres des franciscains de la Custode.

Les pas qui l’ont amené ici ont une origine lointaine. Le premier c’était en 1991 : en pleine désintégration de l’Union Soviétique Jean-François, fraîchement diplômé en russe, reçoit de l’université de Novosibirsk une invitation à donner un cours d’Ethique. Le second, deux ans plus tard, quand il déménage à Moscou où il assiste à la longue et fatigante renaissance de la Russie, jusqu’à l’explosion du conflit avec l’Ukraine : dramatique moment pour le pays qui marque une fracture également dans son histoire personnelle, au bout de trente ans de vie là-bas.

Il n’aurait jamais pensé quitter la Russie. Cela n’était pas dans ses plans. Au contraire, quand la guerre éclate, alors que tant d’autres quittent le pays, lui décide de demander la citoyenneté. C’est un choix difficile. Il en parle à ses amis de la maison des Memores Domini où il habite. « Nous nous sommes demandé quelle était l’utilité de rester, sachant que nous devrions être prudents en émettant des jugements. Ce qui m’a fait rester là c’est l’amitié avec un peuple que j’ai vu se constituer au long de ces années. Je ne pouvais ajouter une souffrance supplémentaire, une autre séparation à celles que je voyais déjà se propager autour de nous ». A Moscou Jean-François a été, avec Giovanna Parravicini, un des fondateurs de la Bibliothèque de l’Esprit, d’abord maison d’édition puis centre culturel. Celui-ci a continué l’œuvre de Russia Cristiana et commencé à imprimer des publications religieuses et à promouvoir la rencontre avec le monde orthodoxe. « Pendant ces années nous avons accueilli des débats, un cinéclub et des concerts. Pour nous il s’agissait - et c’est encore ainsi- d’une tribune où n’importe qui peut se sentir à l’aise justement parce qu’on y affronte des thèmes universels. Des liens se sont noués qui ont donné vie à un authentique œcuménisme. S’il n’en faut citer qu’un : le Métropolite de Minsk : Filaret, qui est devenu un ami au point d’accepter de participer au Meeting de Rimini ».

Au mois de février 2022, la guerre qui explose fracture tous les équilibres de ce qu’on appelle « opération militaire ». Jean-François se rend à son travail au centre de Moscou. Comme chaque matin, il croise les agents de sécurité à l’entrée du bâtiment. « Je les connais depuis des années, ce sont d’anciens militaires et je savais déjà ce qu’ils pensaient de ce qui se passait. Ce matin-là, je suis allé tout droit sans m’arrêter, je n’ai pas pu les regarder en face ». Il met quelques jours à se rendre compte que cette attitude commence à le détruire. « Si moi aussi je me laissais aller à la haine, je commencerais à éliminer tout ce qui se trouvait autour de moi. J’ai dû accepter de reconnaître en eux, comme en tous ceux qui avaient des jugements inconciliables avec les miens, la même tentative de chemin que moi, même s’il passe par des routes et des modalités différentes ».

C’est la même chose quand ils doivent évaluer la possibilité d’inviter des orateurs dont les positions sont très discutables. « Je pensais que l’essentiel était de me préparer au mieux pour offrir un contradicteur valable. Mais ce n’était pas ça ». Il le comprend à l’occasion d’un dialogue avec monseigneur Paolo Pezzi, archevêque de la Mère de Dieu à Moscou. « L’autre est un bien, non parce qu’il pense comme moi, mais justement parce qu’il est différent. Et c’est ce qui m’oblige à aller au fond de mes raisons ». C’est une position qui fait gagner plus de liberté même au sein de la communauté du mouvement où, en ce moment, des discussions éclatent souvent. « Le risque c’est toujours de parler pour convaincre l’autre qu’il a tort. Mais de cette façon on ne fait que produire argumentations sur argumentations sans que personne ne fasse un pas. En revanche quand tu pars de l’autre, du respect que tu as pour son chemin, tout peut arriver, car il n’y a plus rien à défendre si ce n’est l’espace afin que la réalité fasse voir ce que les analyses ne sont pas capables de faire ».

C’est comme ça qu’il a vu naître la paix. Même dans des lieux où ce mot semble imprononçable. « Et au contraire tu commences à dire ce mot quand tu prends conscience que tu en as besoin, toi le premier. Et que l’autre a le même besoin de faire cette expérience ». Cela fait bientôt un an que le conflit a commencé quand Jean-François trouve dans sa boîte postale une lettre du ministère de l’intérieur. Sa demande de citoyenneté s’est enlisée dans une impasse et il doit quitter le pays. Il a trois jours pour saluer les amis et faire les valises de trente années de vie. « J’étais abattu ; j’en ai versé des larmes. Mais peut-être pour la première fois j’ai vraiment compris ce que signifie vivre la pauvreté. Nous pensons que les choses nous appartiennent : le travail, les amis, la maison, les décisions… Mais en un instant j’ai dû laisser chaque chose et me demander : "Et maintenant qui suis-je ?" » C’est une question vertigineuse qui l’aide à repérer, parmi les nombreuses possibilités de travail qu’on lui offre, celle qui lui convient le mieux.

« La Syrie n’a pas surgi du néant. J’y étais allé en 2017, invité par les frères franciscains. Ils désiraient donner vie à un centre culturel à Damas. La guerre ne détruit pas seulement les maisons et les routes, elle détruit aussi les relations entre les personnes et l’aspiration à la beauté. Eux voulaient reconstruire un lieu où les gens puissent revenir pour se retrouver, affamés de beauté et d’amitié ». En fait le fil qui le relie à la Syrie est encore plus profond. Quelques années plus tôt, Soulaiman, un médecin syrien, orthodoxe, arrivé là à travers des amis communs, s’était présenté à son bureau de Moscou. « Il m’a parlé dans un anglais baragouiné pendant plus d’une heure après quoi je lui ai demandé : "Que puis-je faire pour toi ? Je t’aide à chercher un travail ? "Il s’est mis à rire : "Non, le travail je l’ai déjà. Je cherche quelqu’un qui m’aide à marcher vers Dieu". Je n’avais jamais rencontré personne qui me demande une chose aussi radicale : nous sommes devenus amis ».

Jean-François et son ami Soulaiman

Aujourd’hui Soulaiman aussi est rentré en Syrie et il vit avec sa famille à Damas. Lui et Jean-François sont la communauté de CL dans ce pays d'histoire millénaire. Ils ne peuvent pas se rencontrer souvent, Alep est à quatre heures de route et il n’y a pas d’essence dans le pays. « Ici, tout est compté, si tu veux avoir de l’électricité pour recharger le téléphone ou faire la lessive tu dois t’acheter des générateurs. Mais cela me rappelle que la vie n’a pas de valeur par sa qualité mais par le sens que tu découvres. Je l’avais déjà vécu en Sibérie où la vie était très dure et c’est là que j’ai découvert ma vocation, en voyant des prêtres de la San Carlo et d’autres Memores Domini qui ne désiraient être dans aucune autre partie du monde ».

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En Syrie, sa tâche n’a pas changé. Ici où les gens oscillent entre le rêve de partir et la haine envers l’occident, il faut avoir le courage de regarder les choses belles qui sont là. « Car il n’y a pas de paix sans l’expérience d’une plénitude, d’une joie. Pour moi, suivre les différents projets signifie prendre conscience d’une autre logique qui brise celle du mal à laquelle la guerre nous a habitués ». Les activités Pro Terra Sancta vont des interventions culturelles et éducatives à celles qui s’efforcent de remettre sur pied les activités artisanales qui se sont arrêtées à cause de la guerre. Jean-François a été très frappé par le centre d’aide aux femmes situé dans la zone musulmane de la cité où se font des parcours d’alphabétisation très actifs.

Là il a rencontré une femme enceinte de son cinquième enfant. Elle s’est mariée à 13 ans et n’avait aucun diplôme. « Le fait de ne pouvoir aider ses enfants à faire leurs devoirs la démoralisait. Avec nous elle a appris à lire et puis elle a passé les examens en suivant le même parcours que ses enfants ». Son visage de jeune fille encadré par le hijab, est aujourd’hui plein d’espoir. Et il est semblable à celui de tant de personnes âgées qui font la queue pour recevoir un plat chaud à la table des franciscains. Ils sont restés seuls parce que leurs enfants ont quitté le pays. Tandis qu’ils attendent leur tour, Jean-François leur tient compagnie et échange quelques mots en français. « Il y a à peu près 1.500 personnes par jour. La première fois qu’ils m’ont vu, ils m’ont entouré : « Mais vous êtes ici pour nous aider ? » J’ai répondu du tac au tac : « Non, je suis ici pour vivre avec vous ». Les besoins sont trop importants pour se sentir vraiment utile, mais je peux dire à ces personnes qu’il y a quelqu’un qui ne les abandonne pas ». Que cela suffise à soutenir l’espérance des personnes, il l’a vu quand il était encore à Moscou. Quelques semaines après le début du conflit, on avait vu arriver au bureau un pianiste qui avait donné quelques concerts dans les salles de la Bibliothèque de l’Esprit. « Il est entré en courant, sidéré de nous trouver tous à notre poste : "Merci d’être là, c’est le signe que tout cela passera. J’ai la certitude d’un bien qui vainc tout désespoir." »